Le Livre de notre mère, roman
EAN13
9782702140048
ISBN
978-2-7021-4004-8
Éditeur
Calmann-Lévy
Date de publication
Collection
Cal-Lévy-France de toujours et d'aujourd'hui
Nombre de pages
230
Dimensions
21,5 x 14 x 1,8 cm
Poids
300 g
Langue
français
Code dewey
790.0922
Fiches UNIMARC
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1?>Je m'appelais Suzette Leduc et j'avais quatre ans lorsque la Grande Guerre s'acheva. Je vivais alors avec ma maman-nounou et mes six frères et sœurs à Morintru, petit village de Seine-et-Marne situé près de La Ferté-sous-Jouarre. Morintru-d'en-Haut, pour être exacte, car il existait aussi un Morintru-d'en-Bas, au bord de la Marne. Maman-nounou était la veuve d'un M. Leduc, facteur de son état. Quand elle se remaria quelques années plus tard avec un M. Leroy, les gens du coin ne ratèrent pas l'occasion d'épiloguer sur cette promotion qui l'avait vue passer de duchesse à reine ! Morintru-d'en-Haut n'était qu'un minuscule hameau composé de deux fermes et de cinq maisons dans lesquelles les fermiers propriétaires logeaient leurs ouvriers agricoles et journaliers. Maman-nounou était la seule qui louait sa maison.À Morintru, c'était la vraie vie de campagne et tout s'y déroulait dans la simplicité. On vivait au jour le jour sans se poser de questions, sans se soucier desavoir ce que les enfants feraient plus tard. Les parents étaient paysans depuis toujours, donc les enfants le seraient aussi. Chaque jour, nous allions chercher le lait à la ferme, trayant les vaches nous-mêmes. Dès les premiers jours d'automne, il fallait ramasser du bois dans la forêt pour alimenter le feu de la cheminée. À la Noël, on recevait un fabuleux cadeau : une orange ! C'était merveilleux ! Et puis il y avait une petite chienne, Trottinette, qui nous suivait partout. La radio n'existait pas, alors on se réunissait le soir sur le seuil des maisons et l'on parlait de la journée écoulée. On se racontait l'arrivée précoce des doryphores, le cochon qu'on allait tuer le dimanche suivant à la ferme Papillon, le béret qu'avait perdu le P'tit Pierrot en revenant de la messe, enfin tout et n'importe quoi. De temps en temps, il arrivait un événement extraordinaire. Comme la fois où, dans la maison d'en face, débarqua une petite Eurasienne. Ici, personne n'avait jamais vu de Jaune ni de Noir. La fillette avait à peu près mon âge et son père, originaire de notre région, l'avait ramenée des colonies où il avait eu une liaison avec une dame tonkinoise.Puis vint le temps d'aller à l'école communale. L'école se trouvait au Limon, le village voisin situé à deux kilomètres. Pour ma première journée, un des garçons de chez nous, Titi, m'y accompagna. Une mission de confiance exclusivement réservée à un grand de douze ans tel que lui. Tout de suite j'adorai cette école. Surtout sa cour de récréation où l'on avait le droit de jouer ! J'y restai jusqu'à l'âge de huit ans et m'y montrai très bonne élève.
Dans mon village de Morintru, le temps s'écoulait doucement, au seul rythme des saisons. Oh, que j'étais heureuse ! Jusqu'à cette terrible journée d'août 1923, quand maman-nounou me prit à part pour me parler. Elle m'avoua alors l'horrible vérité : elle n'était pas ma mère, mais ma nourrice. Seuls les trois aînés des garçons étaient ses vrais enfants. Les autres, Aimé, Paul, Irma et moi, la plus petite, étions les enfants de différents parents qui nous avaient confiés à elle. Quand j'y repense, je me demande comment quelqu'un de si malin que moi, surnommée Suzette la Finette, ne s'était jamais douté de rien ! Alors que trois seulement de ses sept enfants l'appelaient « maman », les quatre autres l'appelant « maman-nounou ». Mais le plus dur restait à venir, lorsqu'elle me révéla que je ne m'appelais pas Suzette Leduc, le nom que j'avais écrit depuis toujours sur mes cahiers d'école, mais Suzanne Cwajbaum ! Puis fut donné le coup de grâce : ces parents inconnus affublés de ce nom imprononçable étaient en route pour venir me chercher !Affolée, je me mis à pleurer comme une Madeleine puis me sauvai dans les champs et m'y cachai si bien qu'il fallut organiser une véritable battue nocturne pour me retrouver. Au petit matin, on me ramena de force à la maison où l'on me présenta aux deux étrangers qui venaient d'arriver : Ruchla et Mathis Cwajbaum. Quand mes nouveaux parents s'approchèrent, apparemment aussi impressionnés que moi, et m'adressèrent la parole, je ne compris strictement rien à ce qu'ils baragouinaient. Ils parlaient très mal le français et avaient un épouvantable accent aux étranges sonorités. Terrorisée, je me réfugiai dans les bras de ma nourrice.Celle-ci fut finalement obligée de nous accompagner jusqu'à Paris tant je restai accrochée à ses basques, incapable de me séparer d'elle. Maman-nounou, je le sentais bien, était aussi désespérée que moi de cette situation. Au fur et à mesure que le train se rapprochait de la capitale, le cœur brisé, je comprenais que le temps de Morintru, le temps du bonheur et de l'insouciance, était bel et bien terminé. Pendant le voyage, tandis que mes parents discutaient entre eux dans leur langue étrangère, ma nourrice m'expliqua pourquoi ils m'avaient confiée à elle.
Arrivé de Pologne au début des années dix, mon père avait attendu d'avoir en France un travail régulier avant de retourner quelques mois plus tard chercher sa fiancée polonaise. Il avait alors épousé Ruchla Grossman, l'une des quatorze enfants d'un couple de commerçants qui possédait une boucherie dans le centre de Varsovie. Les jeunes mariés Cwajbaum n'avaient pas de logement à Paris. Pendant longtemps, ils durent se contenter d'une minable chambre d'hôtel. Après ma naissance, ils me gardèrent avec eux jusqu'à l'âge de dix-huit mois. C'est à ce moment qu'ils décidèrent de me mettre en nourrice, le temps de se faire une place au soleil.
La découverte d'une grande ville comme Paris fut pour moi un véritable choc. Une révélation ! Il faut dire que je n'avais jamais vu de voiture automobile ! À Morintru ne passaient que des voitures à chevaux et autres carrioles agricoles tirées par des bovins. Une fois traversée l'imposante gare de l'Est pleine de locomotives fumantes et crachotantes, nous montâmes dans un autobus qui nous déposa au milieu du boulevard Voltaire. En quelques pas, nous arrivâmes devant le 41 de la rue Bréguet, dans le XIe arrondissement, au cœur du quartier Popincourt, ce triangle d'émigrés délimité par le boulevard Richard-Lenoir, la rue de Charonne et le boulevard Voltaire. C'est dans cet immeuble vétuste et insalubre qu'habitaient mes parents, modestes confectionneurs.L'appartement n'était vraiment pas reluisant, composé d'un petit séjour et de deux chambres du genre cagibi. Il n'y avait pas d'eau courante et les cabinets se trouvaient sur le palier. C'était triste, sombre, sale et ça sentait mauvais. Voilà donc le décor cauchemardesque dans lequel je me retrouvai après des années d'espace et de liberté dans ma douce campagne. En voyant à quel point j'étais désappointée par mon nouveau chez-moi, maman-nounou demeura le temps que je m'installe dans ma chambre. Nous avions la gorge si serrée que ni l'une ni l'autre ne put prononcer le moindre mot. Elle m'aida à ôter ces méchantes sandales qu'on m'avait mises aux pieds et qui me faisaient mal. Quand ma nourrice fut sur le pas de la porte, prête à partir, je lui adressai un regard implorant, espérant un miracle de dernière minute. Mais, les yeux embués de larmes et les lèvres tremblantes, elle était paralysée par l'émotion. Je me précipitai dans ses bras et nous restâmes ainsi enlacées encore un long moment.Aussi effrayée par le triste destin qui m'attendait que par les bruits de la ville, je ne fermai pas l'œil de la nuit.
Le lendemain matin, profitant d'un instant d'inattention de mes parents, je pris la poudre d'escampette et me retrouvai dans la rue. Pour une fière éclaireuse habituée à sillonner chemins et sentiers, spécialement douée pour s'orienter dans les profondes forêts de Seine-et-Marne, retrouver le chemin de la gare de l'Est ne présenta aucune difficulté. J'avais parfaitement repéré le trajet effectué la veille et en moins d'une heure, à pied, j'avais rejoint la gare. Je levai le museau vers le grand panneau d'affichage, repérai le quai d'où partait le train à destination de Lagny, de Meaux et de Château-Thierry, celui par lequel j'étais arrivée. Je me faufilai discrètement dans une voiture de troisième classe et m'installai délibérément à côté d'une dame avec un bébé. Puis je fis semblant de dormir, esco...
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